CE, 9 octobre 2020, Société Lactalis Ingrédients,  req. n° 414423, à publier au Recueil

Le Conseil d’État précise les modalités d’appréciation d’une violation manifeste du droit de l’Union européenne par une juridiction administrative, susceptible d’engager la responsabilité de l’État.

En l’espèce, la société Lactalis Ingrédients recherchait l’engagement de la responsabilité de l’État à la suite d’un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne du 5 mai 2011 (aff. C-201/10 et C-202/10) en réparation des préjudices résultant, selon elle, de la violation manifeste du droit de l’Union européenne dont serait entachée une décision du Conseil d’État (CE 27 juill. 2009, Société Lactalis industrie, req. n° 292620  / Rec. CE ; CE ; RTD eur. 2010. 453, chron. D. Ritleng, A. Bouveresse et J.-P. Kovar).

Le Conseil d’État rappelle en premier lieu qu’en vertu des principes généraux régissant la responsabilité de la puissance publique, une faute lourde commise dans l’exercice de la fonction juridictionnelle par une juridiction administrative est susceptible d’ouvrir droit à indemnité.

Il rappelle également que conformément à sa jurisprudence, si l’autorité qui s’attache à la chose jugée s’oppose à la mise en jeu de cette responsabilité dans les cas où la faute lourde alléguée résulterait du contenu même de la décision juridictionnelle et où cette décision serait devenue définitive, la responsabilité de l’État peut cependant être engagée dans le cas où le contenu de la décision juridictionnelle est entaché d’une violation manifeste du droit de l’Union européenne (UE) ayant pour objet de conférer des droits aux particuliers (CE, 18 juin 2008, Gestas,  req. n° 295831 : Rec. CE,  p. 230).

Selon l’arrêt, pour apprécier si le contenu d’une décision juridictionnelle de l’ordre administratif est entaché d’une violation manifeste du droit de l’UE, il appartient au juge administratif, ainsi que la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) l’a indiqué dans ses arrêts Köbler (C-224/01) du 30 septembre 2003, Tomáová (C-168/15) du 28 juillet 2016 et Hochtief Solutions Magyarországi Fióktelepe (C-620/17) du 29 juillet 2019, de tenir compte de tous les éléments caractérisant la situation qui lui est soumise, notamment du degré de clarté et de précision de la règle de droit de l’Union en question, de l’étendue de la marge d’appréciation que cette règle laisse aux autorités nationales, du caractère intentionnel ou involontaire du manquement commis ou du préjudice causé, du caractère excusable ou inexcusable de l’éventuelle erreur de droit, de la position prise, le cas échéant, par une institution de l’UE et ayant pu contribuer à l’adoption ou au maintien de mesures ou de pratiques nationales contraires au droit de l’Union ainsi que de la méconnaissance, par la juridiction en cause, de son obligation de renvoi préjudiciel au titre du troisième alinéa de l’article 267 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). En particulier, une violation du droit de l’Union est suffisamment caractérisée lorsque la décision juridictionnelle concernée est intervenue en méconnaissance manifeste d’une jurisprudence bien établie de la CJUE en la matière.

L’arrêt rappelle qu’il résulte de la jurisprudence ci-dessus rappelée, notamment de l’arrêt Köbler (C-224/01) du 30 septembre 2003, qu’il appartient à l’ordre juridique de chaque État membre de désigner la juridiction compétente pour trancher les litiges relatifs à la réparation des dommages causés aux particuliers par les violations du droit de l’Union qui résultent du contenu d’une décision d’une juridiction nationale statuant en dernier ressort et qu’il revient au juge national compétent de rechercher si la juridiction nationale en question a méconnu de manière manifeste le droit de l’Union applicable.

Il résulte également de la jurisprudence de la CJUE, notamment de l’arrêt A.K. et autres du 10 janvier 2020 (C-585/18, C-624/18, C-625/18), que l’indépendance et l’impartialité d’une juridiction, telles que garanties par l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, postulent l’existence de règles, notamment en ce qui concerne la composition de l’instance, la nomination, la durée des fonctions ainsi que les causes d’abstention, de récusation et de révocation de ses membres, qui permettent d’écarter tout doute légitime, dans l’esprit des justiciables, quant à l’imperméabilité de ladite instance à l’égard d’éléments extérieurs et à sa neutralité par rapport aux intérêts qui s’affrontent et que l’article 267 du TFUE habilite la Cour non pas à appliquer les règles du droit de l’Union à une espèce déterminée, mais seulement à se prononcer sur l’interprétation des traités et des actes pris par les institutions de l’Union.

Dès lors, il n’y a pas lieu de saisir à titre préjudiciel la CJUE afin qu’elle apprécie elle-même le caractère manifeste de la méconnaissance alléguée du droit de l’Union par une décision du Conseil d’État.

En conséquence, il y a lieu, pour le juge administratif saisi de conclusions tendant à ce que la responsabilité de l’État soit engagée du fait d’une violation manifeste du droit de l’Union à raison du contenu d’une décision d’une juridiction administrative devenue définitive, de rechercher si cette décision a manifestement méconnu le droit de l’UE au regard des circonstances de fait et de droit applicables à la date de cette décision.

En l’espèce, la cour administrative d’appel avait retenu que l’article 3 du règlement du Conseil du 18 décembre 1995 relatif à la protection des intérêts financiers des Communautés, tel qu’interprété par la Cour de justice dans son arrêt du 29 janvier 2009 rendu dans les affaires C-278/07 à C-280/07, laissait aux États membres la faculté de disposer de délais de prescription plus longs pouvant résulter de dispositions de droit commun antérieures au règlement, sous réserve que de tels délais soient proportionnés.

Le Conseil d’État constate que la cour administrative d’appel :

  • avait relevé que la Cour de justice avait donné une interprétation progressive des dispositions en cause, dont la portée et le sens ont été précisés par un arrêt ultérieur du 5 mai 2011 rendu dans les affaires C-201/10 et C-202/10  et que le Conseil d’État, qui s’est référé, dans sa décision du 27 juillet 2009, au seul arrêt de la Cour de justice interprétant, à cette date, le paragraphe 3 de l’article 3 du règlement du Conseil du 18 décembre 1995, à savoir l’arrêt C-278/07 à C-280/07 du 29 janvier 2009, n’avait pas entendu méconnaître les dispositions en question telles qu’interprétées par la Cour de justice.

  • avait enfin estimé qu’eu égard à la circonstance que la disposition en cause avait déjà fait l’objet d’une interprétation par la Cour de justice, le Conseil d’État n’avait pas manifestement méconnu le droit de l’Union en ne procédant pas, pour cette raison, à un autre renvoi préjudiciel à la Cour de justice.

En conséquence, il juge qu’en procédant ainsi pour apprécier si le contenu de la décision du Conseil d’État, statuant au contentieux du 27 juillet 2009 était entaché d’une violation suffisamment caractérisée du droit de l’Union, la cour administrative d’appel n’avait pas commis d’erreur de droit et qu’en déduisant de l’ensemble de ces circonstances que la décision n° 292620 du Conseil d’État du 27 juillet 2009 n’était pas entachée d’une violation manifeste du droit de l’Union européenne de nature à engager la responsabilité de l’État, la cour avait exactement qualifié les faits qui lui étaient soumis.

Eric GINTRAND
Avocat associé

N'hésitez pas à partager cette actualité :

Découvrez nos autres actualités :